TRIBUNE. Pour le philosophe, « en sacralisant les caricatures, nous sommes devenus incapables de percevoir ce que les Grecs anciens désignaient par le tragique ».
Tribune publiée le 22 novembre 2020 sur le site de L’Obs
Quel rapport entre les crimes abjects des djihadistes, le danger que représentent à certains égards les « réseaux sociaux » pour la démocratie et la civilité, la question de la liberté d’expression et du blasphème, le durcissement quasi-guerrier de la laïcité, les gilets jaunes, les majorités dangereuses qui ont porté Trump ou Erdogan au pouvoir, et qui poussent à nos portes ? Nous ne comprenons pas ce qui nous arrive, ces colères qui montent en miroir sans plus rien chercher à comprendre, nous ne savons et sentons plus ce que nous faisons. Je voudrais proposer ici une hypothèse.
Nous avons globalement fait fausse route. Le drame des caricatures n’est que la partie visible d’un énorme problème. Nous nous sommes enfoncés dans le déni de l’humiliation, de son importance, de sa gravité, de son existence même. Nous sommes sensibles aux violences, comme aux inégalités, mais insensibles à l’humiliation qui les empoisonne. Comme l’observait le philosophe israélien Avishaï Margalit, nous n’imaginons même pas ce que serait une société dont les institutions (police, préfectures, administrations, prisons, hôpitaux, écoles, etc.) seraient non-humiliantes. Dans l’état actuel de rétrécissement des ressources planétaires, on aura beaucoup de mal à faire une société plus juste, mais pourquoi déjà ne pas essayer une société moins humiliante ?
Ni quantifiable, ni mesurable
Il faut dire que l’humiliation est une notion – et une réalité – compliquée. L’offense est subjective, et dépend au moins autant de ceux qui la reçoivent que de ceux qui l’émettent. Ce qui humiliera l’un laissera l’autre indifférent, et cela dépend même du moment où ça tombe. L’humiliation n’est pas quantifiable, mesurable, comme le sont les coups et blessures. D’où la tentation de dire que là où il n’y a pas de dommage ni préjudice il n’y a pas de tort. Ce n’est pas une affaire de droit mais seulement de sentiment ou de morale personnelle, donc circulez, il n’y a rien à dire.
Et pourtant… Si les violences s’attaquent au corps de l’autre, dans ses capacités et sa vulnérabilité, l’humiliation fait encore pire : elle s’attaque au visage de l’autre, dans son estime et son respect de soi : elle le fait blanchir ou rougir, et souvent les deux en même temps.
Car l’humiliation se présente de deux façons, en apparence contradictoires. Par un côté, elle porte atteinte à l’estime de soi, en faisant honte à l’individu de son expression, de ce qu’il voudrait montrer et faire valoir, elle le rabroue et l’exclut du cercle de ceux qui sont autorisés à parler. Mais, par un autre côté, elle porte atteinte également au respect et à la pudeur, en dévoilant ce qui voulait se cacher, en forçant l’individu à montrer ce qui constitue sa réserve, en le surexposant au regard public, en lui interdisant de se retirer.
L’humiliation s’attaque au sujet parlant. Les humains ne se nourrissent pas de pain et de cirques seulement, mais de paroles vives en vis-à-vis : ils n’existent qu’à se reconnaître mutuellement comme des sujets parlants, crédités comme tels, et reconnus dans leur crédibilité. L’humiliation fait taire le sujet parlant, elle lui fait honte de son expression, elle ruine sa confiance en soi.
Quand le faible est trop faible
Elle peut également atteindre des formes de vie, des minorités langagières, sexuelles, raciales, religieuses, sociales, etc. Il peut même arriver qu’une majorité endormie dans sa complaisance soit humiliée par une minorité active. Elle devient ce que j’appelais plus haut une majorité « dangereuse », pour elle-même et pour les autres.
Une parole humiliée devient sujette à ces deux maladies du langage que sont la dévalorisation ou la survalorisation de soi. Ou, pour le dire autrement : la dérision ou le fanatisme. Commençons par la genèse du fanatisme. Simone Weil avait proposé d’expliquer les affaires humaines par cette loi : « on est toujours barbares avec les faibles ». Il faudrait donc que nul ne soit laissé trop faible et sans aucun contre-pouvoir, et que le plus fort soit suffisamment « déprotégé » pour rester sensible au faible, bon gagnant si je puis dire, et conscient qu’il ne sera pas toujours le plus fort.
Mais quand le faible est trop faible pour infliger quelque tort que ce soit au plus fort, le pacte politique posé par Hobbes est rompu. Les faibles n’ont plus rien à perdre, ne sont plus tenus par le souci de la sécurité des biens et des corps, il ne leur reste que l’au-delà et ils basculent dans le sacrifice de soi, dans une parole portée à la folie. Ici la religion vient juste au dernier moment pour habiller, nommer, justifier cette mutation terrible.
« C’est à l’humiliation que répond la barbarie »
La violence appelle la violence, dans un échange réciproque qui devrait rester à peu près proportionné, même si bien souvent la violence s’exerce elle-même de manière humiliante, et nous ne savons pas ce que serait une violence vraiment non-humiliante. Avec l’humiliation cependant, le cercle des échanges devient vicieux, les retours sont longuement différés, comme sans rapport, et ils ont quelque chose de démesuré. Ils sont parallèles, mais en négatif, aux circuits de la reconnaissance dont on sait qu’ils prennent du temps.
C’est pourquoi les effets de l’humiliation sont si dévastateurs. Ils courent dans le temps, car les humiliés seront humiliants au centuple. Comme le remarquait Ariane Bazan, ils peuvent aller jusqu’à détruire méthodiquement toute scène de reconnaissance possible, toute réparation possible : la mère tuera tous ses enfants, comme le fait Médée rejetée par Jason. Lisant Euripide, elle concluait : « c’est à l’humiliation que répond la barbarie ». Les grandes tragédies sont des scènes de la reconnaissance non seulement manquée, mais écrabouillée.
Pourquoi nos sociétés occidentales sont-elles collectivement aussi insensibles à l’humiliation ? Est-ce la différence avec ce qu’on a appelé les sociétés de honte, le Japon, le monde arabe ? Sans doute est-ce d’abord aujourd’hui parce que nous sommes une société managée par des unités de mesure quantifiable, la monnaie, l’audimat, et par une juridicisation qui ne reconnaît que les torts mesurables, compensables, sinon monnayables.
Cette évolution a été accélérée par une morale libérale, qui est une morale minimale, où tout est permis si l’autre est consentant : or on n’a pas besoin du consentement de l’autre pour afficher sa liberté, tant que son expression n’est ni violente ni discriminante à l’égard des personnes, et ne porte aucun dommage objectif — les croyances n’existent pas, on peut en faire ce qu’on veut. Le facteur aggravant de l’humiliation, dans une société de réseaux, c’est la diffusion immédiate et sans écrans ralentisseurs des atteintes à la réputation : la calomnie, la moquerie, le harcèlement.
L’angle mort de notre civilisation
Mais plus profondément encore, plus anciennement, notre insensibilité à l’humiliation est due à l’entrecroisement, dans nos sociétés, d’une morale stoïcienne de la modestie, et d’une morale chrétienne de l’humilité. Celle-ci, en rupture avec les religions de l’imperium, de la victoire, propose en modèle un divin abaissé et humilié dans l’ignominie du supplice de la croix, réservé aux esclaves. Le stoïcisme est une sagesse dont la stratégie consiste à décomposer l’opinion d’autrui en des énoncés creux dont aucun ne saurait nous atteindre : l’esclave stoïcien n’est pas plus humiliable que l’empereur stoïcien.
La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave est d’ailleurs héritière de ces deux traditions mêlées, quand il fait de l’expérience de l’esclavage une étape nécessaire sur le chemin de la liberté. Cette vertu d’humilité a paradoxalement creusé dans le monde de la chevalerie médiévale, puis dans la société française de cour, et finalement dans le dévouement de l’idéal scientifique, un sillon profond, qui est comme l’angle mort de notre civilisation.
Et cet angle mort nous a empêchés de voir le rôle de l’humiliation dans l’histoire : c’est l’humiliation du Traité de Versailles qui prépare la venue d’Hitler au pouvoir, celle de la Russie ou de la Turquie qui y maintient Poutine et Erdogan, c’est la manipulation du sentiment d’humiliation qui a propulsé la figure de Trump. Et cette histoire n’est pas finie. Les manipulations machiavéliques des sentiments de peur et les politiques du ressentiment n’ont jamais atteint, dans tous nos pays simultanément, un tel niveau de dangerosité. Les djihadistes ici jouent sur du velours, car à l’humiliation ancienne de la colonisation militaire, économique, et culturelle, s’est ajoutée celle des banlieues et du chômage, et maintenant les caricatures du prophète, répétées à l’envi.
Fanatisme et dérision
Car la genèse de la dérision est non moins importante, et concomitante à celle du fanatisme. On a beaucoup entendu parler du droit de blasphémer : curieuse expression, de la part de tous ceux (et j’en suis) qui ne croient pas au blasphème ! Réclamer le droit de blasphémer, s’acharner à blasphémer, n’est-ce pas encore y croire, y attacher de l’importance ? N’est-ce pas comme les bandes iconoclastes de la Réforme ou de la Révolution qui saccagent les églises, dans une sorte de superstition anti-superstitieuse ?
Tout le tragique de l’affaire tient justement au fait que ce qui est important pour les uns est négligeable pour les autres. Il faudrait que les uns apprennent à ne pas accorder tant d’importance à de telles satires, et que les autres apprennent à mesurer l’importance de ce qu’ils font et disent. Ce qui m’inquiète aujourd’hui c’est le sentiment qu’il n’y a plus rien d’important, sauf le droit de dire que rien n’est important.
Une société où tout est « cool » et « fun » est une société insensible à l’humiliation, immunisée à l’égard de tout scandale, puisqu’il n’y reste rien à transgresser, rien à profaner. Or la fonction du scandale est vitale pour briser la complaisance d’une société à elle-même. Pire, lorsque l’ironiste adopte un point de vue en surplomb, pointant l’idiotie des autres, il interrompt toute possibilité de conversation. On peut rire, mais encore faut-il que cela puisse relancer la conversation !
Sacralisation des caricatures ?
Le différend tient peut-être aussi au fait que nous ne disposons pas exactement des mêmes genres littéraires. Salman Rushdie et Milan Kundera observaient que le monde musulman a du mal à comprendre ce que c’est qu’un « roman », comme une forme littéraire typique d’une certaine époque européenne, et qui met en suspens le jugement moral. Nous aussi, nous avons un problème : on dirait parfois que le genre littéraire éminent qui fonde notre culture est la caricature, la dérision, le comique.
Ce qui est proprement caricatural, c’est que les caricatures, le droit de rire, soient devenues notre seul sacré. Serions-nous devenus incapables de percevoir ce que les Grecs anciens désignaient par le tragique ? N’avons-nous pas perdu aussi le sens de l’épopée véritable (celle qui honore les ennemis), et le sens de quoi que ce soit qui nous dépasse nos gentilles libertés bien protégées ?
Aujourd’hui, aux manipulations de la peur et de la xénophobie par les néonationalistes français, qui sacralisent la laïcité comme si elle n’était plus le cadre neutre d’une liberté d’expression capable de cohabiter paisiblement avec celle des autres, mais la substance même de l’identité française (une identité aussi moniste et exclusive que jadis l’était le catholicisme pour l’Action française), répond la manipulation cynique du sentiment d’humiliation des musulmans français par les prédicateurs-guerriers du djihadisme, qui n’ont de cesse d’instrumentaliser le ressentiment, dans le monde et en France.
Liberté d’abjurer et laïcité réelle
Aux organisations musulmanes françaises, nous dirons : demandez aux pays dominés par l’islam politique d’accorder à leurs minorités les mêmes libertés réelles qui sont celles des musulmans de France, et accordez solennellement à toutes les musulmanes et à tous les musulmans le droit d’abjurer, de se convertir, ou simplement de se marier en dehors de leur communauté.
Aux néonationalistes, nous dirons : si la laïcité n’est plus que cette identité sacrée, c’est-à-dire le contraire de ce qu’elle a été dans l’histoire réelle (oui, enseignons d’abord l’histoire réelle dans son long cours, ses compromis complexes, et pas les histoires simplistes que nous nous racontons !), le pacte laïque sera rompu, et nous ferons sécession, il faudra tout recommencer, ensemble et avec les nouveaux venus.
Car ce pacte est ce qui, au nom de notre histoire commune, et inachevée, autorise, au sens fort, la reconnaissance mutuelle. Il cherche à instituer un théâtre commun d’apparition qui fasse pleinement crédit à la parole des uns et des autres. C’est bien ce qui nous manque le plus aujourd’hui.
Olivier Abel
Professeur de philosophie éthique, Olivier Abel est l’un des plus grands connaisseurs de la pensée de Paul Ricoeur. Il a notamment publié « le Vertige de l’Europe », aux éditions Labor et Fides (2019)